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Interview de Joy Zgheib

Autrice de Ils Prient pour nous

ATTENTION : En raison des thématiques abordées par le roman, cette interview aborde de façon très libre des opinions de l’autrice sur des thèmes sensibles tels que la liberté sexuelle, la religion, la dépression et le suicide. Le traitement de ces sujets n’engage que l’autrice. Il peut aussi heurter votre sensibilité, auquel cas il est préférable que vous ne poursuiviez pas la lecture de cette interview.

Bonjour Joy et merci d’avoir accepté de répondre aux questions des Murmures Littéraires. Vous avez remporté la deuxième édition du concours dans la catégorie Suspense. Ils prient pour nous, votre roman, a enthousiasmé tous ses lecteurs : il fait vivre des personnages passionnés et touchants. À travers une enquête autour d’un livre censuré, vous abordez des thématiques comme la liberté sexuelle, l’art et la religion.

Pour commencer, pouvez-vous vous présenter vous-même et votre roman en quelques mots ?

Je m’appelle Joy Zgheib, j’ai 19 ans, je suis Libanaise, et je suis étudiante en psychologie (avec une « mineure » d’écriture créative). Mon livre Ils Prient Pour Nous se passe dans la France des années 70, dans un pensionnat catholique (avec l’ambiance « dark academia »). L’histoire se déroule autour d’un livre banni et de la quête de deux adolescents pour découvrir l’identité de l’auteur qui l’a écrit sous le nom de plume CANDIDE.

Dans votre roman, certains personnages s’inspirent de leur vie pour alimenter leurs écrits. Est-ce qu’en tant qu’autrice, vous vous êtes inspirée de votre quotidien pour écrire ce roman ? Est-ce qu’il vous est déjà arrivé, à l’image de vos personnages, de modifier le cours de votre vie pour nourrir vos écrits ?

Il y a beaucoup d’aspects de ma vie dans mon roman. J’ai fréquenté moi-même un lycée catholique. Alors, de nombreuses caractéristiques de St. Louis (le pensionnat du roman) et de son personnel sont inspirés directement de mes propres expériences. De plus, parfois, quand quelqu’un dans la vie m’apprend une leçon, j’aime inclure des caractéristiques de cette personne dans mes propres personnages. Ça les rend encore plus vivants à mes yeux. Et puis, quand la leçon que je suis en train d’apprendre fait mal, ça m’aide à me défouler, je me dis que c’est arrivé pour que je puisse créer un personnage basé dessus.

Néanmoins, je ne crois pas avoir déjà intentionnellement provoqué des événements dans ma vie pour pouvoir écrire dessus. Mais c’est quand même quelque chose que j’envisagerai probablement plus tard, si j’en ressens le besoin.

C’est peut-être pour cela que vos personnages semblent particulièrement vivants. Lequel avez-vous préféré écrire et pourquoi ?

Merci ! J’ai vraiment adoré écrire le personnage de Rosary. À l’époque où j’ai écrit ce roman, j’avais 16 ans et Rosary était tout ce que je désirais être, ou même rencontrer. Je passais mes étés à la montagne (et je les y passe encore, d’ailleurs), loin de tous mes amis, alors j’avais beaucoup de temps à tuer. Inventer quelqu’un comme Rosary, qui n’a besoin de personne pour se divertir (parce qu’elle est elle-même tellement remplie de vie et d’idées !), me motivait à penser un peu plus comme elle chaque jour, à me glisser dans sa peau de temps en temps.

L’art occupe une place majeure tout au long du roman. Le héros est passionné de poésie, le pensionnat voisin regroupe des peintres et des sculpteurs, et l’histoire relate une enquête autour d’un livre censuré. Les personnages semblent convaincus que l’art a plus d’importance que la vie elle-même, et qu’être l’objet ou l’outil de l’art est la seule finalité de l’être humain. Au travers des références aux classiques, votre texte propose une approche moderne de l’art. Les personnages l’emploient souvent comme une forme de provocation. Quelle est la place de l’art dans votre propre quotidien ?

J’ai grandi entourée d’art. Mes parents sont de grands lecteurs et ils nous ont inscrites, mes sœurs et moi, à des cours de danse, de peinture et de musique dès un très jeune âge. De plus, ma mère a toujours fait de l’art quelque chose à… vivre. Quand nous nous promenions dans les bois, elle nous racontait que les maisons que nous dépassions étaient celles de Peau d’Âne ou des trois petits cochons. Grâce à elle, je croyais que le monde des histoires était réel aussi. Et que j’y vivais.

Quant à moi, j’ai toujours trouvé que l’art était mon ultime raison d’exister. Bien sûr, j’ai d’autres ambitions dans la vie, mais si je devais seulement en choisir une, l’art viendrait en premier. Parce qu’à mes yeux, il n’y a que l’art qui restera.

Une petite anecdote : quand j’étais petite, j’étais terrifiée à l’idée de mourir. J’angoissais beaucoup trop sur le sujet. Et puis, je me suis persuadée un jour que je ne pourrai certainement pas mourir avant d’avoir créé une pièce d’art dont je serai fière au maximum, qui restera après moi. Ça m’a calmée pendant longtemps, même si ça n’a jamais été qu’une délusion.

Votre roman aborde des thématiques plus sombres comme le suicide et la dépression. Pourtant, loin d’utiliser un ton moralisateur ou de vous encombrer de pathos, vous développez des personnages forts et passionnés qui vivent avec une intensité folle. On découvre un roman contrasté, qui développe des thématiques négatives avec un regard presque positif. Pourquoi avez-vous choisi cette approche pour aborder ces thèmes ?

C’est assez cliché, mais je trouve que dans la vie, rien n’est jamais tout blanc ou tout noir. Quand je vois des personnes suicidaires ou déprimées, elles suivent rarement le moule parfait de la personne suicidaire ou déprimée. Leur monde n’est pas tout noir. Il y a souvent encore assez de lumière pour que tu puisses leur parler. Et très souvent, ce qu’il disent est une réflexion de cette lumière. Ce qu’ils disent n’est pas tout noir. Ils ont beaucoup à apprendre à la vie.

Ça me rappelle aussi beaucoup d’auteurs que j’admire et qui étaient certainement déprimés, mais qui ont utilisé ce noir dans leur vie pour créer des choses sensationnelles, de la lumière – Charles Bukowski, par exemple, mon écrivain préféré.

Enfin, mon père m’a toujours répété que dans la vie, tout est une question de balance. C’est une sorte de mantra que je trimballe partout avec moi. Alors il est possible que je l’ai « inconsciemment » laissée guider mes personnages, en essayant de trouver la balance parfaite entre l’obscurité et la lumière.

Ce roman présente des personnages bisexuels et gays. Plus largement, les personnages (qui évoluent dans un pensionnat catholique) revendiquent leur liberté sexuelle et Dieu a un pronom féminin. Comment travaillez-vous la question de la diversité et de la liberté sexuelle, et son rapport à la religion ?

Comme je l’ai déjà mentionné, j’ai fréquenté un lycée catholique. Beaucoup de gens là-bas étaient assez… conservateurs. Parfois, des débats émergeaient en classe concernant la sexualité. Il y avait des gens qui comme moi défendaient la diversité, mais en général, beaucoup plus de gens étaient contre et voyaient les personnes LGBTQ+ comme des déviants. La plupart du temps, ils basaient leurs arguments sur des versets de la bible et c’était ce qui me dérangeait le plus. Parce qu’à mes yeux, si quelqu’un voulait vraiment baser un argument sur la bible, il devrait se rappeler une seule chose : cette religion est fondée sur l’amour. Alors haïr les gens LGBTQ+ ne peut certainement pas être justifié par cette même religion. En bref, mon avis est que la diversité sexuelle a sa place dans la religion. Parce qu’au final, l’amour c’est l’amour, et la religion devrait ne voir que ça.

Quelles sont les thématiques, parmi celles que vous avez abordées, qui vous tiennent le plus à cœur ?

Celle de la non-censure de l’art. À mes yeux, l’art ne devrait jamais être censuré. Étant Libanaise, c’est un sujet qui me tient vraiment à cœur, parce qu’on a interdit, en 2019, le concert d’un groupe de musique que j’apprécie beaucoup (Mashrou’ Leila) parce les messages transmis dans leurs chansons avaient été sujets à la controverse.

De manière générale, quelles ont été vos sources d’inspiration ?

J’ai été inspirée d’un peu partout : les vinyles des années 70 que ma prof de français m’avait donnés, les histoires de pensionnat de mon père, regarder That 70s show, des gens dans ma vie, et surtout le souvenir de tous les livres que je voulais lire quand j’étais plus jeune mais qu’on m’interdisait d’emprunter à la librairie parce qu’ils n’étaient « pas pour mon âge ».

Justement, votre histoire se situe à la fin des années 70, en France. Pourquoi avez-vous choisi cette époque et ce lieu ?

Mon père était inscrit dans un pensionnat dans les années 70 alors j’ai associé beaucoup des histoires qu’il me racontait avec cette époque. Ensuite, je trouve que c’était vraiment une époque d’expérimentation sur beaucoup de domaines, alors ça allait bien avec les thèmes de mon roman. Et pour la France, c’est simplement parce j’aime beaucoup la culture française et que j’aime bien faire des recherches dessus.

Pouvez-vous nous parler de votre processus d’écriture ?

En Janvier 2019, j’ai eu l’idée d’écrire un roman dark academia sur un livre interdit. J’ai écrit trois ou quatre chapitre sur quelques jours et puis j’ai laissé tombé parce que je ne savais plus comment continuer et que le lycée devenait un peu trop intense.

Et puis, en Juin 2019, ma prof de français m’a donné ses vieux vinyles. Alors que je les fouillais, j’ai trouvé Hotel California. Je me suis immédiatement rappelé de Ils Prient Pour Nous, parce que dans le dernier chapitre que j’avais écrit, Vladimir écoutait cette chanson. Ma grande sœur m’a dit que c’était un signe alors le jour suivant, le 1er Juillet 2019, je me suis remise à l’écrire. Je n’avais pas de plan, juste des moodboards sur WeHeartIt et Pinterest. Et ça a été tellement facile. J’ai tout écrit en trois semaines. Quand je me mettais devant l’ordinateur, les idées et les personnages venaient d’eux-mêmes, j’étais pratiquement passive. Ce n’est qu’après avoir écrit une scène que je réalisais combien elle ressemblait à un événement dans ma vie, ou combien un personnage ressemblait à quelqu’un que je connais.

Pouvez-vous expliquer ce qu’est la Dark Academia pour ceux qui ne connaissent pas ?

Dark Academia est un genre littéraire (/un esthétique) assez récent. Il a été vraiment popularisé par TikTok ces deux dernières années, mais il est essentiellement inspiré de quelques œuvres « classiques » du genre, comme le livre The Secret History de Donna Tartt et les films Dead Poets Society et Kill Your Darlings (toutes des œuvres superbes, en passant).

En gros, cet esthétique est caractérisé par une soif d’apprendre et une passion pour l’art et la littérature classique, souvent aux dépends de beaucoup d’autres choses (comme le sommeil).

À la base, c’était un genre très élitiste, ne s’intéressant qu’à des gens blancs et riches dans des institutions très sélectives, mais avec le temps, ce genre a fait preuve (heureusement) de beaucoup plus de diversité et d’inclusion. Et comme son nom le suggère, c’est un genre assez « dark », qui inclut fréquemment des meurtres (ou d’autres crimes).

Avez-vous d’autres projets d’écriture en ce moment ?

La plupart du temps que je consacre à mes projets est dédiée à la réécriture de Ils Prient Pour Nous. Néanmoins, il y a deux autres projets sur lesquels j’avance doucement mais sûrement (aussi des réécritures) : Les enfants qui vendaient du rêve (un roman également situé dans un pensionnat, sur une fille sociopathe) et Le serpent ne mentait pas (une trilogie sur une version alternative de l’histoire d’Adam et Ève).

Si vous deviez donner des conseils à un.e jeune auteur.ice, que lui diriez-vous ?

Laisse-toi aller. Ouvre ton ordi (ou ton cahier) et écris ce que tu as vraiment envie d’écrire. Tout ce que tu as vraiment envie d’écrire. Ne pense pas à la réaction des gens qui te liront. Et si ce que tu as écrit ne te plait pas, jette à la poubelle et commence quelque chose de nouveau. Fais ça encore et encore, jusqu’à ce que tu te retrouves devant quelque chose pour lequel tu es si passionné que tu n’as envie de faire rien d’autre que d’y travailler.

Propos recueillis par Shad
Pour l’équipe des Murmures Littéraires

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